Dans «Cash Investigation» sur France 2, la ministre du Travail a tenté de justifier l'instauration d'un barème des indemnités prud'homales, au prix de grosses contre-vérités.

C’était l’une des séquences attendues de l’émission Cash Investigation, mardi soir sur France 2. Après avoir constaté pendant deux heures les conditions de travail épouvantables chez Lidl ou chez Free sur lesquelles ont enquêté les équipes d’Elise Lucet, la ministre du Travail allait devoir justifier sa réforme, qui risque d’aggraver la situation de bon nombre de personnes. Interrogée sur les indemnités prud’homales et le barème contraignant mis en place par les ordonnances, Muriel Pénicaud a notamment dû s’expliquer sur à la situation de Nelson, licencié abusivement alors qu’il avait moins d’un an d’ancienneté. Aux prud’hommes, il a touché six mois de salaire d’indemnités, alors qu’avec le nouveau barème il n’aurait touché qu’un mois. Elle a donc essayé de s’en sortir au prix de plusieurs mensonges.

Premier mensonge

Avant même de rentrer dans le vif du sujet, elle a tenté de justifier le bien-fondé de ce barème : «On a mis un barème qui correspond à la moyenne de ce qui se fait aujourd’hui aux prud’hommes.»

Voici le barème des ordonnances Pénicaud :



Désintox a eu accès à une étude du ministère de la Justice sur l’indemnisation des licenciements abusifs en 2014. Elle a été faite «dans le cadre de la réflexion sur l’instauration d’un barème d’indemnisation devant les juridictions prud’homales». Muriel Pénicaud a forcément consulté cette étude puisqu’elle a été commandée par le ministère du Travail en 2015, et que c’est ce même ministère qui nous l’a transférée. Voire, elle s’en serait servie pour établir son barème fixant les minima et maxima accordés en cas de licenciement abusif. Commandée avant la loi Macron de 2015, qui prévoyait déjà d’établir un barème avant d’être retoquée par le Conseil constitutionnel, cette étude est d’ailleurs citée dans l’étude d’impact des ordonnances.

Et même si nous attendons encore que le ministère nous éclaire sur cette étude, penchons-nous sur l’un des tableaux régulièrement cités pour comprendre ce que touchent en moyenne les salariés selon leur ancienneté. Il suffit de regarder ce tableau 6 pour comprendre que si le ministère s’est appuyé sur «la moyenne de ce qui se fait habituellement» pour établir son barème comme l’affirme Pénicaud, il s’en est surtout servi pour transformer cette moyenne… en plafond maximal. Les salariés licenciés abusivement ne pourront pas toucher plus que ce qu’ils percevaient jusque-là en moyenne.



On constate ainsi que les salariés ayant moins de 10 ans d’ancienneté sont ceux qui vont le plus pâtir de la réforme Pénicaud. Les plafonds mis en place sont inférieurs à ce qu’ils touchaient en moyenne. Alors qu’entre 2 et 5 ans d’ancienneté, ils touchaient en moyenne 7,7 mois de salaire, ils auront au maximum 3 à 6 mois de salaire. Pour ceux ayant entre 5 et 10 ans d’ancienneté, ils touchaient en moyenne 10,4 mois, contre 6 à 10 mois maximum avec la réforme.

Les salariés ayant entre 10 et 20 ans d’ancienneté vont, eux, toucher des indemnités dont le plafond est à peu près égal à la moyenne de ce qu’ils pouvaient percevoir avant l’instauration d’un barème. Ainsi, alors que ceux ayant entre 10 et 15 ans d’ancienneté touchaient en moyenne 10,4 mois, ils ne pourront obtenir au maximum qu’entre 10 mois (avec 10 ans d’ancienneté) et 12 mois (avec 14 ans d’ancienneté) avec le nouveau barème. Pour les salariés ayant travaillé entre 15 et 20 ans dans leur entreprise avant d’être licenciés abusivement, ils ne toucheront que 15 mois d’ancienneté maximum quand ils auront 19 ans d’ancienneté, alors qu’ils obtenaient en moyenne 14,5 mois de salaire avant. Les salariés ayant plus de 20 ans d’ancienneté toucheront au maximum entre 15,5 et 20 mois de salaire. Avant l’instauration du barème, ils touchaient 15,1 mois de salaire en moyenne.

Un autre tableau de l’étude semble indiquer que les conséquences pourraient être encore plus lourdes sur le niveau d’indemnisation. Si l’on s’y fie, il apparaît que 50% des salariés du panel de l’étude au moins ont touché plus qu’il ne pourraient mécaniquement obtenir avec le nouveau barème. Un pourcentage de perdants qui flirte même avec les 90% pour les salariés ayant entre 10 et 15 ans d'ancienneté. Problème, ce tableau est incompatible avec les données moyennes. Nous avons demandé des explications depuis quinze jours au ministère… sans réponse.

Deuxième mensonge

Muriel Pénicaud ne s’est pas contentée de cette intox. Elle a aussi tenté de justifier la mise en place du barème en affirmant à nouveau qu'aux prud’hommes, «comme il n’y a pas de point de repère et qu’il n’y a pas d’encadrement, c’est très inéquitable, ça va du simple au quadruple. Pour la même situation, deux salariés auront l’un 100, l’autre 400 ou 1 000, 4 000». C’est vrai. Mais il est très malhonnête de faire croire que le barème réglera ce problème, il suffit de regarder les planchers et les plafonds du nouveau barème pour s’apercevoir qu’un salarié pourra toucher du simple au quadruple selon les juges. A partir de 9 ans d’ancienneté, la différence entre le plancher et le plafond des indemnités accordées va du simple au triple : 3 mois minimum, contre 9 mois maximum. A partir de 14 ans d’ancienneté, cet écart peut aller théoriquement du simple au quadruple, et à partir de 19 ans d’ancienneté, on va même du simple au quintuple. En fait, c’est bien à une baisse des indemnités que conduisent les ordonnances, sous couvert d’équité.

Troisième mensonge

Confrontée au cas de Nelson, Muriel Pénicaud a essayé de se justifier. Il faut dire que ce salarié de Lidl suivi par Cash Investigation a touché 6 mois de salaires d’indemnités, alors qu’avec le nouveau barème il n’aurait touché qu’un mois.

«Le plancher est à 3 mois donc ça n’est pas possible. C’est au moins 3 mois dans une entreprise de plus de 11 salariés, ce qui est manifestement le cas, donc il a au moins 3 mois», tente-t-elle d’avancer d’abord. «Il a moins d’un an d’ancienneté», rétorque Lucet. «Ah oui, s’il a moins d’un an d’ancienneté, d’accord… Sauf si le juge considère qu’il y a eu une discrimination et donc que… Le juge va apprécier le motif, c’est pas la loi qui fixe le motif», concède enfin Pénicaud au prix d’une nouvelle intox.

Premièrement, affirmer qu’il ne peut pas toucher moins de 3 mois d’ancienneté est faux. En effet, le plancher de 3 mois est le même pour tous les salariés à partir de… 2 ans d’ancienneté, ce que Pénicaud omet de préciser en se contentant juste de confirmer que le seuil de 3 mois ne s’appliquait pas à quelqu’un qui a moins d’un an d’ancienneté. Un salarié ayant entre 1 et 2 ans d’ancienneté touchera avec le barème un mois minimum et… 2 maximum. Et surtout, il n’existe pas de plancher pour un salarié ayant moins d’un an d’ancienneté. Le plafond est, lui, fixé à un mois max.

Deuxièmement, Pénicaud essaie de changer de sujet en affirmant que le barème ne s’applique pas en cas de discrimination. C’est vrai, sauf que Nelson n’a pas été licencié pour discrimination. Un licenciement abusif n’est pas toujours discriminatoire. Le barème prévu par les ordonnances se serait donc bien appliqué à son cas.

Source : Libération