Privatisation : comment la gare du Nord à Paris va devenir une machine à fric


Le messe est dite. La gare du Nord à Paris se transformera bien en un gigantesque centre commercial, avec à la clé la privatisation de cet équipement public.

Le dernier obstacle a été levé avec l’avis favorable de la Commission nationale d’aménagement commercial, rendu ce jeudi 10 octobre. Il ouvre la voie aux pelleteuses. Rien n’y a fait. Les tribunes d’architectes, comme celle parue dans le Monde avec les signatures de Roland Castro ou Jean Nouvel, et en arrière-fond la figure tutélaire de Jean-Marie Duthilleul. Leur dénonciation d’une atteinte au patrimoine, et de la transformation façon aéroport de cet espace public a fait long feu. De même, la volte-face tardive de la mairie de Paris, avec là encore une tribune, là encore dans le journal du soir, signée cette fois de Jean Louis Missika, le tout puissant adjoint chargé de l’urbanisme. Si celui-ci n’a jamais caché son hostilité au projet, qui ne diffère pourtant pas beaucoup de ceux qu’il affectionne dans son « Réinventer Paris », Anne Hidalgo a toujours montré de l'intérêt. En juillet, la maire de Paris a même apporté son soutien au projet de nouvelle gare du Nord, matérialisé par un vote favorable en Conseil.

UN DEMI-MILLIARD D'INVESTISSEMENTS COMMERCIAUX

Il est pourtant frappant qu’un argument d’évidence n’ait pas été utilisé. Malgré le plan com de StatioNord, le petit nom de la société d’économie mixte en charge du projet qui mêle la SNCF à Auchan. Malgré les affirmations maintes fois répétées de Guillaume Pepy, le patron sortant de l’entreprise - encore - publique, relativisent l’ampleur des surfaces commerciales. Le projet de rénovation de la gare du Nord n’est pas un projet de rénovation d’une gare mais la construction d’un vaste ensemble immobilier de 90.000 m2 (trois fois la surface actuelle) sur une gare. Le projet n’était-il pas en effet suspendu à l’aval de la Commission nationale d’aménagement commercial ?

Surtout, comme Marianne le dévoilait dans son édition du 27 septembre, la réalité financière est crue. Les bans annonçant le mariage de SNCF et Auchan, autrement dit l’avis d’attribution de cet appel d’offre public, est on ne peut plus clair : sur les 588 millions d’euros d’investissements, seulement 50 millions iront à la rénovation proprement dite, avec “ses activités réglementées”, du béton et de la peinture fraîche pour les quais, les salles d’attentes, les bâtiments techniques, les rails ou encore la signalisation. Le tout, financé sur les sous de la SNCF. Le reste, tout le reste, soit 550 millions, iront à la partie non réglementée : près de 20.000 m2 de surfaces commerciales (avant les futures extensions prévisibles) des milliers de m2 de bureaux, des restos, des activités culturelles. Le tout emballé dans un paquet cadeau vert et moderne : un toit végétalisé, un parking pour 2.000 vélos, un parcours de running…

 



Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle. Les 900.000 voyageurs quotidiens que la gare devrait voir défiler à l’horizon 2024 pourraient dépenser beaucoup de sous… L’extension du domaine commercial aux espaces assurant un flux de consommateurs a depuis longtemps été identifiée par les investisseurs comme une source majeure de revenus. Les gares sont devenus leur nouvel eldorado partout dans le monde. Et déjà en France. Direction gare Saint-Lazare pour s’en convaincre. Livré en 2012, le projet fait la part belle aux surfaces commerciales, 8.300 m2 et 1.700 m2 de “food and beverage”, de la bouffe, essentiellement opérée par le géant du prêt à manger Elior. Fruit d’un partenariat public privé (PPP), dispositif aujourd’hui mis au rancart, la nouvelle gare du Nord est un joyau pour Klépierre : son centre commercial le plus rentable, selon son ex-patron. Dans ce business, où l’on compte en chiffre d’affaires générés par m2, l’ensemble des 80 boutiques de la gare ont craché plus de 120 millions dès les premières années d’exploitation, contre 100 millions attendus. Aujourd’hui, la moyenne est de 14.500 euros de chiffre d’affaires par m2, avec des pointes à 65.000 €/m2 pour l’enseigne de bijouterie Pandora !

LA GARE DU NORD, POTENTIELLE GROSSE VACHE À LAIT

Si le bail est précaire, une boutique pouvant se faire dégager sans pouvoir le revendre, c’est une foire d’empoigne pour un trou dans le mur. Et qu’importe qu’il faille payer au moins 20% du CA pour son loyer, les recettes sont proches de celles réalisées sur les Champs-Élysées. Résultat pour Klépierre : pas loin de 25 millions de revenus annuels issus des loyers pour un investissement initial de 160 millions… Du bonheur.

Avec un flux de passagers trois fois supérieur, et des surfaces commerciales elles aussi proche d’un facteur trois, StatioNord pourrait potentiellement réaliser neuf fois les performances de sa petite sœur de Saint-Lazare : soit plus de 200 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. Sans compter des milliers de mètres carrés de bureaux au pied d’une gare internationale, un véritable petit trésor dont le loyer annuel au m2 se rapprochera des sommets parisiens à 1.000€. Invraisemblable ? Pas vraiment, là aussi l’avis d’attribution donne une bonne indication de ce que ce business devrait rapporter. La valeur total de la concession, autrement dit les chiffres d’affaires cumulés sur les 46 ans que dureront la concession, est de 5,8 milliards d’euros. Soit 122 millions d’euros par an. Un montant qui, au regard des performance de Saint-Lazare, semble un tantinet conservateur, comme diraient les financiers.



Question coût pour StatioNord, c’est le grand flou. Marianne a bien demandé la convention d’occupation du domaine public, les gares restant propriétés de l’État, ainsi que le contrat de concession qui lie la SNCF a Auchan. Cette demande de communication de documents administratifs, consultables de droit, n’a pour l’heure pas été couronnée de succès.

Cet enchevêtrement public-privé, inévitable avec la propriété de l’ouvrage et du foncier par l’État, crée cependant une fragilité dont les opposants au projet pourraient se saisir. A défaut de pouvoir répliquer, le PPP de Saint-Lazare, la SNCF et Auchan ont opté pour une société d’économie mixte à opération unique, avec respectivement 34% et 66% du capital : une Semop. Cette faculté, ordinairement réservée aux seules collectivités locales, a été opportunément étendue à la SNCF par la loi de février 2017 sur le statut de Paris. Du mariage de la SNCF avec Auchan est donc née une société d’économie mixte. Sauf qu’au 1er janvier 2020, la SNCF, actuellement sous statut d’établissement public industriel et commercial, deviendra une très classique société anonyme. Ce faisant, elle perdra sa qualité de personne morale publique. Dés lors la Semop, société d’économie mixte, ne sera plus mixte du tout, mais complètement détenue par deux personnes morales privées. Orwellien...

Source : Marianne