Saisie par Alstom, la justice donne un coup de frein au méga contrat du RER francilien


Dans une initiative juridique rarissime contre ses clients majeurs, Alstom a obtenu de la justice des modifications de détail et de calendrier concernant l'appel d'offres en cours du nouveau RER B. La région et la RATP s'interrogent sur ces manoeuvres, juste avant la clôture de l'opération de rachat de Bombardier Transport par le constructeur ferroviaire français.

Rocambolesque péripétie dans le méga-contrat du renouvellement du RER B d'Ile-de-France : à quelques jours du dénouement de l'appel d'offres lancé en 2018, Alstom a contesté en justice certaines clauses visant à le modifier. Elles avaient été posées en cours de procédure par la RATP afin de tenir compte des conséquences de la crise sanitaire, et prévoir une certaine flexibilité pour les futures livraisons des rames. Ce contrat de près de 2,5 milliards d'euros porte sur 146 rames de nouvelle génération à deux niveaux (MI-20), à livrer à partir de la fin 2025 pour cet axe Nord-Sud, la seconde ligne la plus chargée de la région qui transporte en temps normal près d'un million de passagers par jour.

Alors que la région Ile-de-France, qui finance le nouveau matériel, et la RATP qui le choisit, s'apprêtaient à passer ce contrat géant avant la fin de l'année, ce recours surprise va ralentir le processus. Car le tribunal judiciaire de Paris, sans suivre l'industriel sur une demande d'annulation complète, a partiellement suivi jeudi les doléances d'Alstom. La justice demande à la RATP et à la SNCF, qui exploitent la ligne en commun, de « permettre aux candidats au marché de modifier leur offre sur ce seul point » dans un délai de 15 jours et de « reprendre » ensuite la procédure d'attribution du marché. Soit des nouvelles offres attendues pour début janvier. 

L'appel d'offres du RER B, lancé bien avant l'imminente fusion franco-canadienne entre Alstom et Bombardier Transport, oppose un casting aujourd'hui largement obsolète : face à Alstom parti seul en son pays, l'offre concurrente associe le basque espagnol CAF et… Bombardier Transport, qui cherche à remplir son usine de Crespin près de Valenciennes.

Délais fixés rendus intenables

Pour bien se border juridiquement, Alstom avait également déposé un recours sur la base des mêmes griefs auprès du tribunal administratif, sans attendre l'avis du tribunal judiciaire. Consternées par ce coup de Jarnac mené par leur premier fournisseur de matériel roulant, « la RATP et la SNCF ont décidé de se pourvoir en cassation », ont annoncé vendredi les deux groupes publics. Mais cette action n'est pas suspensive. Au siège de la RATP, on croise les doigts pour « signer le plus rapidement possible » ce contrat, mais sans exclure la possibilité d'autres recours ultérieurs.

« La RATP et la SNCF mettent tout en oeuvre depuis le lancement de l'appel d'offres, en 2018, pour permettre une signature du marché avant la fin de l'année 2020 […] Par ses recours successifs, avant même que l'attribution du marché soit connue, Alstom rend impossible le respect des délais fixés pour la passation du marché », déplorent les deux transporteurs, qui restent interdits devant ces manoeuvres dilatoires imprévues.

Querelle avec ses principaux clients

Pour une fois, Alstom n'a donc pas signé une commande massive de trains, mais ratifié des recours pour faire barrage à un méga contrat. En ouvrant une querelle juridique inédite avec ses tout premiers clients , et prenant prétexte d'une modification qui porte seulement sur 0,7 % du montant du marché en négociation, à quel jeu joue le groupe dirigé par Henri Poupart-Lafarge ? A-t-il flairé, via des fuites, que le contrat emblématique allait filer à la concurrence ? Dans cette affaire, rien n'est simple. Cela tient même de la partie de billard à trois bandes.

Si la présidente de région Valérie Pécresse est pressée de passer ce contrat, pour améliorer la ponctualité et la capacité de cette ligne en souffrance depuis longtemps , comme elle l'a déjà fait sur la ligne A, tel n'est manifestement pas le cas d'Alstom, qui doit, quant à lui, finaliser sa fusion avec Bombardier Transport le 29 janvier prochain. Le contrat du RER francilien pourrait-il occasionner une nouvelle modification du montant de cette transaction et de la valeur d'entreprise du constructeur québécois, déjà révisée à la baisse cette année à 5,3 milliards d'euros « au maximum » ?

Pour ne rien arranger, Alstom, en cas de succès, confierait une grosse partie des nouveaux RER à sa propre usine alsacienne de Reichshoffen... dont il doit se séparer dans le cadre de sa fusion avec le Canadien sur injonction de Bruxelles, et pour laquelle il a signé une clause d'exclusivité , récemment confirmée, avec le tchèque Skoda.

Sans rien expliquer sur ses motivations réelles, Alstom a joué vendredi le service minimum, en se disant « mobilisé » pour resoumettre son offre dans les délais exigés par le tribunal. « Le délai supplémentaire de quelques semaines induit par cette décision ne devrait pas avoir, en ce qui concerne Alstom, d'impact sur le calendrier de construction et de livraison initialement prévu pour 2025 », a-t-il assuré dans une brève déclaration. Les sièges d'Alstom et de la région Ile-de-France ont beau être voisins, à Saint-Ouen, les calendriers respectifs ne coïncident donc pas vraiment sur ce contrat majeur.

Source : Les Echos